Avec la matière




Depuis cet été les œuvres d’art métal d’Olivier Dixneuf courent les rues et ruelles de la « Venise du Périgord ». Ce charentais d’origine a adopté Brantôme comme espace d’expression artistique. Quelque 22 sculptures ont pris forme dans ce projet monté de toute pièce par lui seul qui avait rendez-vous en ces lieux « magiques » avec l’inspiration. « Je viens souvent à Brantôme. Je trouve cet endroit magnifique ». Sur les 22 exposées,  il en reste cinq aujourd’hui dont la contrebasse qui fut également présentée au conservatoire de musique de Strasbourg. Mais l’artiste promet qu’elles reviendront avec de nouvelles. Olivier Dixneuf a pour habitude de dire sur son art « L’homme parle avec la matière lorsque l’esprit sait lui donner vie ».  



L'Art et la Dordogne




C’est en Dordogne que Louis Aragon a écrit l'un des plus beaux poèmes de résistance à Javerlhac : « Les Lilas et les Roses » en 1940. C’est aussi du point de vue de son œuvre la transformation du vécu en écriture, en récit créateur. Un mouvement qui se poursuit et s'amplifie dans un autre texte célèbre : « la leçon de Ribérac » où l'auteur découvre "la morale courtoise" des troubadours avec la figure d'Arnaud Daniel et fait sien cet art poétique qui permet la double lecture. Son oeuvre s'en trouvera transformée. C'est aussi à Brantôme qu'Aragon se spécialise en matière de poésie médiévale. Il y a eu un avant et un après Javerlhac, et pour la première fois le nom d'Elsa apparaît dans le roman "Le Crève-cœur" écrit en 1940, bien que Louis Aragon la connaisse depuis de nombreuses années.


« Les Lilas et les Roses »

« O mois des floraisons mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Ni ceux que le printemps dans les plis a gardés

Je n’oublierai jamais l’illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d’amour les dons de la Belgique
L’air qui tremble et la route à ce bourdon d’abeilles
Le triomphe imprudent qui prime la querelle
Le sang que préfigure en carmin le baiser
Et ceux qui vont mourir debout dans les tourelles
Entourés de lilas par un peuple grisé

Je n’oublierai jamais les jardins de la France
Semblables aux missels des siècles disparus
Ni le trouble des soirs l’énigme du silence
Les roses tout le long du chemin parcouru
Le démenti des fleurs au vent de la panique
Aux soldats qui passaient sur l’aile de la peur
Aux vélos délirants aux canons ironiques
Au pitoyable accoutrement des faux campeurs

Mais je ne sais pourquoi ce tourbillon d’images
Me ramène toujours au même point d’arrêt
A Sainte-Marthe Un général De noirs ramages
Une villa normande au bord de la forêt
Tout se tait L’ennemi dans l’ombre se repose
On nous a dit ce soir que Paris s’est rendu
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Et ni les deux amours que nous avons perdus

Bouquets du premier jour lilas lilas des Flandres
Douceur de l’ombre dont la mort farde les joues
Et vous bouquets de la retraite roses tendres
Couleur de l’incendie au loin roses d’Anjou »





« La leçon de Ribérac ou l’Europe française »

Article paru dans Fontaine, n°14, juin 1941. 

" […] Mais il arrivait que nous déplongions de l’enfer, ce 25 juin 1940, comme à l’aube pascale de l’an 1300, Dante et Virgile, et que c’était de Ribérac que nous pouvions à leur semblance dire :
Et là fut notre issue pour revoir les étoiles.
Or Dante, dans son Purgatoire, a parlé de cet Arnaud Daniel qui fut gentilhomme de Ribérac, et qu’on a si bien oublié. C’est où il rencontre Guido di Guinizello de’ Principi, poète de Bologne en qui il salue son maître dans l’art du « doux style nouveau », car, dit-il, si ses regards et sa voix lui montrent tant d’amitié, c’est pour :
… vos vers si doux.
Car, tant que durera notre parler moderne
Ils me feront chérir jusqu’à leur encre même.
Mais Guido lui montre une autre ombre dans le Purgatoire qui
…Fut meilleur ouvrier du parler maternel :
En vers d’amour, en prose de romans,
Il surpassa tout autre. Et laisse dire aux sots
Qui croient plus grand l’homme du Limousin [Guiraud de Borneil] Dante s’approche de l’ombre et lui demande son nom :
Lors il se prit aimablement à dire :
« Tant m’abellis vostre cortes deman
Qu’ieu no me puesc ni voill a vos cobrire :
Ieu sui Arnaut, que plor e vau cantan ;
Consiros vei la passada folor,
E vei jausen la joi qu’esper, denan.
Ara vos prec, per aquella valor
Que vos guida al som de l’escalina :
Sovenha vos a temps de ma dolor ! »
C’est-à-dire : « Tant m’enchante votre courtoise question – Que je ne peux ni veux de vous me dérober – Je suis Arnaud, qui pleure et va chantant ; - Comme je vois ma démence passée, - Je vois la joie que j’espère à venir. – Or je vous prie, au nom de ce pouvoir – Qui vous guide au sommet de cet escalier : - Souvenez-vous à temps de ma douleur ! »
C’est un hommage étrange et sans second rendu ici par Dante à Arnaud Daniel, que de se départir pour huit vers de la langue italienne, et de pieusement rendre au poète de Ribérac son parler provençal. Il faut y voir que, par la filiation de Gui Guinizel (Mon père à moi et de meilleurs que moi – Qui chantèrent d’Amour douces rimes légères), Arnaud Daniel est désigné par Dante comme l’initiateur du « doux style nouveau », le maître premier de l’art dantesque. C’est bien de quoi convenait singulièrement Gaston Paris, écrivant : 
« Le genre d’Arnaud Daniel qui nous paraît rebutant et puéril avait certains mérites dont le plus grand était, en donnant à chaque mot une importance exagérée, de préparer la création du style expressif, concis, propre et personnel qui devait se produire avec un incomparable éclat dans la Divine Comédie. »
L’important pour moi, fin juin 40, n’était pas que ce fantôme de Ribérac eût à tort ou à raison maltraité par Gaston Paris. Mais que Dante et Pétrarque en lui reconnussent leur maître. Et aussi cette étrange leçon : que la langue de la Divine Comédie, généralement opposée à l’artificiel, au pédantesque langage de ses contemporains, que cette langue italienne, substituée au latin, cette langue compréhensible pour tous, fut née précisément du grand souci des mots qu’apportait à chanter, à « trouver », comme on dit, Maître Arnaud Daniel, qui pratiquait l’art fermé. Il fut l’inventeur de cette sextine, couplet de six vers pliés à des exigences sans précédent dans la disposition des rimes, que Pétrarque et Dante lui empruntèrent. [sur cette pertinence de l’art fermé, du « Trobar clus », en cette tragique période du pétainisme et de l’occupation, cf. : "La Rose et le Réséda"...]
[…]
J’en reviens à Ribérac. Il y régnait un grand désarroi d’hommes de toute sorte : des familles débarquées dans des voitures antiques, on ne sait où racolées, avec leurs matelas sur la tête, et qui y campaient, quand ce n’était pas dans les granges avec les bêtes, les vestiges de notre division qui n’étaient que vingt pour cent des hommes entrés en Belgique, de petites unités mystérieusement égarées, des groupes d’ouvriers en bleus, « repliés » là sur des ordres inexplicables, des gendarmes venus de la Loire dans un grand car bondé, des autos avec PRESSE à leur pare-brise, qui charriaient les débris des Messageries Hachette. Là-dessus, la chaleur, les arbres verts, les soldats qui se baignaient dans la Dronne, des gens hors d’eux, des enfants dépaysés, des femmes en robes claires. Non, ce qui me retenait dans l’image d’Arnaud Daniel, ce n’était pas seulement l’art fermé, cette incroyable invention de règles nouvelles, de disciplines que le poète s’impose et fait varier à chaque poème, ce dessin des rimes qui ne sont pas là tant que pour sonner d’un vers à l’autre, car elles se répondaient après six ou huit vers, d’une strophe sur l’autre, mais à raison de trois par vers parfois, deux rimes intérieures pour une rime terminale, ou suivant une variation dans leur succession qui épuise toutes les dispositions possibles d’une strophe sur l’autre, non : ce qui faisait que je ne pouvais me détacher l’esprit de Maître Arnaud, c’était que, dans un temps où mon pays était divisé, et par la langue, et dans sa terre, [où il y avait un roi de Paris, et un roi d’Angleterre qui tenait la moitié de la France, et dans le Nord un comte de Flandre, dans l’Est un comte de Champagne, dans un temps où mon pays était encore épuisé par les folles saignées des croisades, qui seules remettaient d’accord ces princes ennemis contre les ennemis de l’Est lointain, il se soit développé une poésie qui porta plus loin et plus haut que les étendards de ces princes la grandeur française, et fit naître dans l’Italie de Virgile et d’Ovide une gloire, une grandeur nouvelles, qui se réclament de la France. J’étais saisi de cette idée, quand tout paraissait perdu, elle venait me rendre le courage et la confiance en nos destinées, et c’est de quoi je resterai à jamais reconnaissant à Maître Arnaud Daniel. 
Pour lui, mon esprit s’était vu tout occupé de cette période extraordinaire qui couvre la fin du règne de Louis VII et la première partie du règne de Philippe Auguste, et qu’on a pu appeler l’âge d’or de la littérature française médiévale. Alors toutes les valeurs qui domineront, créeront l’expression occidentale, jusqu’à l’époque moderne, surgissent en France, dans ce creuset merveilleux où tant de fois les invasions vinrent mêler leurs laves. Et quand je dis toutes les valeurs, c’est que la filiation de Pétrarque et de Dante à Arnaud Daniel n’est qu’un exemple particulier, malgré la grandeur des poètes italiens, une infime part de ce qui naît en France à la fin du douzième siècle, dans un moment où elle est si déchirée, que je ne puis l’expliquer que par l’époque présente. 
C’est de ce temps que les écrivains osent utiliser les deux langues du Nord et du Midi, les langues vulgaires, la provençale et la française, au lieu du latin : à ce point enfin détachées du latin, ces « vulgaires » dictent selon leur génie propre des œuvres qui n’ont plus rien, même à les imiter, des œuvres qui firent Rome si grande. La société féodale les a modelées, ces langues, et elles la traduisent, et l’on voit apparaître la poésie telle que nous l’entendons aujourd’hui encore : c’est à la fois la poésie épique des chansons de geste, la poésie lyrique et, invention prodigieuse, le roman.
[…]
Et ceci pour la forme.
Car la seconde moitié du douzième siècle français est grande pour autre chose, et pour autre chose nous est à cette heure terrible le réconfort, le viatique nécessaire et grisant.
C’est qu’alors, de France, naquirent aussi les grands thèmes poétiques qui n’ont pas cessé de faire battre nos cœurs, mille et mille fois repris, variés à l’infini, rebrassés par l’histoire, et non seulement les thèmes poétiques eux-mêmes, mais leurs incarnations les plus hautes, les types humains qu’ils animent et qui les animent, les personnages nés en France, qui deviennent les héros de l’Europe entière, de l’Italie, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Scandinavie, de l’Espagne et du Portugal. C’est qu’alors, dans la seconde moitié du douzième siècle, la France connut cette gloire, cet orgueil immense d’envahir poétiquement l’Europe, c’est alors qu’elle fut pour la première fois la France européenne, comme elle devait le redevenir au dix-huitième et au dix-neuvième siècle par l’expansion de la philosophie des lumières. Quelle singulière aventure ! Et le plus singulier n’est-il pas dans l’ignorance où se tiennent les Français, dans leur grande majorité, de cette période triomphale de leur pays ? Qui plus est, il règne à ce sujet un préjugé défavorable, et qui fait que nombre de Français se sentent très peu fiers de ce que leur pays ait engendré, et répandu par le monde une civilisation véritable, qui a des traits si caractéristiquement français, et qui pour ainsi dire embrasse et rassemble les notions, les mythes, les légendes de cette grande époque dans une sorte de morale qui ne pouvait naître que chez nous, mais qui a subjugué nos voisins, et qui est la morale courtoise
Voilà le grand mot lâché. Mais avant d’en venir à ce qui sur ce point me sépare de quelques-uns, je voudrais dire qu’il me paraît impossible, quelle que soit la priorité des poètes et des penseurs du Midi en cette matière, de les opposer à leurs imitateurs ou mieux à leurs continuateurs du Nord, comme on tend à le faire. Une revue n’annonçait-elle pas récemment un numéro qu’on attend avec beaucoup d’intérêt, dont le sommaire semble vouloir donner le monopole au génie d’oc d’un esprit qui naquit, certes en Provence, mais ne grandit d’autant qu’il devint celui de la France entière ? L’heure me paraît mal choisie pour une dissociation qui confirme une frontière intérieure, tout artificielle." 



Sources
"Aragon et la Dordogne" novembre 1992 plaquette éditée à l'initiative de la Fédération de la Dordogne du Parti Communiste Français, à l'occasion du 10e anniversaire de la mort d'Aragon Imprimerie Moderne de Périgueux



« La leçon de Ribérac ou l’Europe française » Article paru dans Fontaine, n°14, juin 1941